Le Canada doit-il adopter la théorie de l’aggravation de l’insolvabilité ?

Jassmine Girgis*

The Canadian legal landscape on corporate directors’ liability has been quiet since the release of the Supreme Court of Canada’s landmark decision in Peoples Department Stores Inc. (Trustee of) v. Wise. In Peoples, the Court decided against imposing a duty on directors to consider the interests of creditors when carrying out their fiduciary duties to a corporation approaching insolvency. It appears, however, that an American doctrine that holds directors and related third parties liable for “deepening the insolvency” of the corporation when its life has been wrongfully prolonged, and one that is on the radar in Canada, has the potential to affect the way Canadian courts view director liability. Peoples may have closed the door to imposing director duties to creditors but the American doctrine of “deepening insolvency”, if adopted in Canada, has the potential to do an end run around Peoples by indirectly providing protection for creditors when the corporation is facing insolvency.

The author discusses the implications of adopting the deepening insolvency doctrine in Canada and concludes that the doctrine is not necessary, as Canadian business law already has several functionally equivalent or similar remedies to address the harms deepening insolvency seeks to overcome. Most importantly, the oppression remedy, a doctrine deemed by the Supreme Court of Canada to deal with situations of near insolvency, could be expanded to address the concerns of creditors. Other potential avenues include claims for breach of fiduciary duties and duties of care, as well as claims for negligent or fraudulent misrepresentation.


Le paysage juridique en matière de responsabilité des administrateurs de sociétés est demeuré tranquille depuis la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise. Dans l’arrêt Peoples, la Cour a décidé de ne pas imposer d’obligation fiduciaire aux administrateurs dont l’entreprise s’approche de l’insolvabilité. Il semble toutefois qu’une théorie américaine qui tient les administrateurs responsables de l’aggravation de l’insolvabilité de l’entreprise lorsque son existence est prolongée injustement, et qui apparaît maintenant sur les écrans radar des professionnels canadiens, soit en mesure d’influencer l’approche des tribunaux canadiens à la responsabilité des administrateurs. L’arrêt Peoples a peut-être fermé la porte à la responsabilisation des administrateurs envers les créanciers, mais l’adoption de la théorie américaine de l’aggravation de l’insolvabilité est en mesure de le court-circuiter en accordant indirectement aux créanciers un recours lorsque l’entreprise est sur le bord de l’insolvabilité.

L’auteure analyse les répercussions qu’aurait l’adoption de la théorie au Canada et conclut à sa non- pertinence, le droit canadien offrant déjà de nombreux recours semblables ou équivalents pour réparer les préjudices visés par l’action en aggravation d’insolvabilité. Le plus important est la demande en cas d’abus, un recours que la Cour suprême estime indiqué dans des cas de quasi-insolvabilité, et dont l’accès pourrait être élargi pour répondre aux préoccupations des créanciers. Parmi les autres options envisageables, notons les recours pour manquement à l’obligation fiduciaire ou pour représentation négligente ou frauduleuse.

* Professeure adjointe, Faculté de droit, Université de Calgary. Cet article a été rédigé pour la Fondation canadienne de l’insolvabilité et financé par la deuxième Bourse annuelle de recherche Lloyd Houlden. Je remercie Thomas G. Telfer pour nos nombreuses discussions, de même que Anthony Duggan, Randal N. M. Graham, Christopher C. Nicholls, Stephen Pitel, Thomas G. Telfer et Bruce Welling pour leurs commentaires sur une version précédente, et mon adjoint de recherche Philip Grassie. Je remercie également la Faculté de droit de l’University of Western Ontario pour m’avoir fourni une aide de recherche dans la réalisation de ce projet. Les opinions exprimées dans cet article sont entièrement personnelles et ne doivent pas être imputées à la Fondation canadienne de l’insolvabilité.

© Jassmine Girgis 2008

Mode de référence : (2008) 53 R.D. McGill 167

Introduction 169

I. Obligations des administrateurs canadiens envers les créanciers 173

II. La position américaine 175

A.  Qu’est-ce que « l’aggravation de l’insolvabilité » ? 175

B.  Délit ou non ? 179

III. L’aggravation d’insolvabilité et la règle de l’appréciation commerciale 181

IV. Analyse : Le Canada doit-il adopter la théorie de l’aggravation de l’insolvabilité ? 184

A. La demande en cas d’abus : Une théorie canadienne à toutes fins pratiques équivalente 184

1. Définition de la demande en cas d’abus 184

2. Différences entre la demande en cas d’abus et l’action en aggravation d’insolvabilité; ont-elles une importance ?

184

a.  La qualité des parties demanderesses 185

b.  La qualité des parties défenderesses 187

c.  L’établissement du quantum des dommages 189

3. Conclusion sur la demande en cas d’abus 190

B. Le défaut de s’acquitter de ses obligations : une autre théorie canadienne à toutes fins pratiques équivalente 190

C. Le recours en cas de représentation frauduleuse ou négligente : Semblable sans être identique 193

Conclusion 197

2008] J. GIRGIS – DEEPENING INSOLVENCY IN CANADA? 171

Introduction

Le paysage juridique en matière de responsabilité des administrateurs de sociétés est demeuré tranquille depuis la décision en 2004 de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise1. Avant cette décision, la position canadienne avait lentement évolué dans le sens d’une reconnaissance que l’obligation fiduciaire des administrateurs s’étendait aux intérêts des créanciers à l’approche d’une situation d’insolvabilité, une position semblable à celle qu’impose la loi du Royaume-Uni avec ses dispositions relatives au «[w]rongful trading»2. Cette évolution avait coupé court lorsque la Cour avait décidé, dans l’affaire Peoples, de ne pas imposer une telle obligation aux administrateurs, et conclu que, même si le devoir de diligence pouvait s’étendre à plusieurs groupes, l’obligation fiduciaire ne s’étendait qu’à la société3 et ne se transformait pas pour s’étendre aux créanciers à l’approche de l’insolvabilité.

Il semble toutefois que l’arrêt Peoples ne constituera pas le dernier mot en matière de responsabilité des administrateurs lorsque le spectre de l’insolvabilité se met à planer sur une entreprise. En effet, une théorie américaine qui tient les administrateurs et les tiers qui leur sont associés responsables de «l’aggravation de l’insolvabilité» de l’entreprise est susceptible de modifier la façon dont les tribunaux canadiens envisagent la responsabilité des administrateurs. L’arrêt Peoples a peut-être fermé la porte à l’imposition aux administrateurs de devoirs envers les créanciers, mais la théorie américaine de l’aggravation de l’insolvabilité est en mesure de le court-circuiter en accordant une protection aux créanciers lorsqu’une entreprise se retrouve au bord de l’insolvabilité. Cet article examine les répercussions qu’aurait l’adoption de la théorie de l’aggravation de l’insolvabilité et conclut à l’inutilité de la chose, tous les recours qu’elle offre étant déjà disponibles au Canada.

L’obligation mise de côté par l’arrêt Peoples imposerait la prise en compte des intérêts des créanciers dès lors qu’une entreprise se retrouverait «au bord de l’insolvabilité»4. Le devoir qu’impose la théorie de l’aggravation de l’insolvabilité est différent. Il tient les administrateurs responsables des dommages subis par l’entreprise lorsque son existence est prolongée de façon abusive. Si cette théorie impose aux administrateurs une obligation envers l’entreprise, elle se trouve indirectement à profiter aux créanciers: tout d’abord en faisant rentrer de l’argent dans l’actif de la débitrice pour rembourser les créanciers si leur action contre les administrateurs est jugée recevable, et ensuite en empêchant les administrateurs d’agir quand l’entreprise est en difficultés financières sous la crainte de poursuites éventuelles.

1 2004 CSC 68, [2004] 3 R.C.S. 461 [Peoples].

2 Insolyency Act 1986 (U.K.), 1986, c. 45, art. 214.

3 La loi prévoit quelques exceptions. Par exemple, les administrateurs ont des devoirs envers les employés de la société et peuvent être tenus personnellement responsables de salaires impayés. (Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985, c. C-44, art. 119 [LCSA]).

4 Supra note 1, au par. 46.

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La théorie américaine de l’aggravation de l’insolvabilité a vu le jour aux États-Unis en 19805 et s’est surtout affirmée au cours des sept dernières années. Depuis la décision rendue dans l’arrêt de référence Official Committee of Unsecured Creditors v. R.F. Lafferty & Co.6 à l’effet qu’une aggravation de l’insolvabilité constituait un motif d’action valide en vertu des lois de la Pennsylvanie7, de nombreuses actions pour motif d’aggravation d’insolvabilité ont été entreprises à travers les États-Unis. La réaction des tribunaux américains recouvre toutefois un spectre assez large qui va de la reconnaissance de cette théorie comme un délit distinct, à sa reconnaissance à des fins de dommages, ou alors à son rejet total. Cette théorie s’est élaborée prudemment et de façon inégale, mais elle a pris corps au cours des vingt dernières années pour devenir bon gré mal gré un concept généralement reconnu en jurisprudence américaine.

Bien que la jurisprudence en la matière ait commencé à s’imposer, la théorie de l’aggravation de l’insolvabilité a récemment essuyé un revers important aux États-Unis. La Cour suprême du Delaware, en confirmant la décision aux conséquences très larges rendue par la Cour de chancellerie du même État dans l’affaire Trenwick American Litigation Trust v. Ernst & Young, LLP8, a refusé de reconnaître l’aggravation de l’insolvabilité comme un motif d’action, ce qui en a amené certains à se demander si ces décisions ne venaient pas de sonner le glas de cette théorie9. Bien qu’il soit encore trop tôt pour tirer cette conclusion, la question de l’avenir de la théorie de l’aggravation de l’insolvabilité se pose désormais. Cela ne veut pas dire pour autant que tous ses propagateurs aient été anéantis par les critiques. En fait certains d’entre eux continuent de croire qu’elle demeure viable et qu’elle pourrait, et devrait, être rescapée. Un commentateur explique la décision rendue dans l’affaire Trenwick en citant le vieil adage selon lequel on ne fait pas du bon droit avec des faits boiteux. Les tribunaux ont également continué à reconnaître l’aggravation de l’insolvabilité autant comme une théorie viable que comme théorie en matière de dommages. Après la décision rendue dans l’affaire Trenwick10 par la Cour de chancellerie du Delaware, la Cour de district des États-Unis pour le district sud de New York a confirmé l’existence d’un recours en aggravation d’insolvabilité lorsque le défendeur ne

5 Le concept de l’aggravation d’insolvabilité a pris naissance dans Re Investors Funding Corp. (523 F.Supp. 533 (S.D.N.Y. 1980)), où le tribunal a conclu qu’«une entreprise n’est pas un être biologique dont toute prolongation de son existence est réputée lui être bénéfique» (ibid. à la p. 541), mais c’est dans l’affaire Schacht v. Brown (711 F. 2d 1343 (7th Cir. 1983) [Schacht]) que l’on retrouve cette expression pour la première fois. Dans l’affaire Schacht, la Cour d’appel des États-Unis du septième circuit conclut que :

[La prémisse] selon laquelle la prolongation frauduleuse de la vie d’une entreprise au delà de l’insolvabilité doit être automatiquement considérée comme étant dans son intérêt ... choque le bon sens, car l’aggravation de l’insolvabilité cause du tort à l’entreprise en la rendant plus vulnérable à l’endroit de ses créanciers (ibid. à la p. 1350).

Voir aussi Lawrence A. Larose, Samuel S. Kohn & Alexandra B. Feldman, «Deepening Insolvency—Is the Newest Tort Dead?» (2006) 3 International Corporate Rescue 352, aux pp. 354 et 355.

6 267 F.3d 340 (3d Cir. 2001) [Lafferty].

7 Ibid. à la p. 350.

8 906 A.2d 168 à la p. 174 (Del. Ch. 2006), confirmée par 2007 Del. LEXIS 357 (Del. Sup. Ct. 2007) [Trenwick].

9 Voir par ex. Hugh M. McDonald, Todd S. Fishman & Laura Martin, «Lafferty’s Orphan: The Abandonment of Deepening Insolvency» (2008) 26 Am. Bankr. Inst. J. 1; Jo Ann J. Brighton, «The Trenwick Decision—the Death Knell for Deepening Insolvency?» (2006) 25 Am. Bankr. Inst. J. 32.

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s’est soit pas acquitté d’un devoir qu’il avait envers la société, soit «a commis un délit susceptible de poursuite qui a contribué à la prolongation de l’existence de la société et à l’augmentation de son endettement.»11 En ce qui a trait à l’utilisation de cette théorie aux fins d’établir des dommages, la United States Bankruptcy Court du District de Columbia a conclu que l’aggravation de l’insolvabilité d’une société pouvait devenir source de dommages, et a refusé de ne pas appliquer cette théorie à moins qu’un tribunal supérieur du même circuit ne vienne lui dire d’agir autrement12.

L’absence d’uniformité dans le traitement des différentes affaires est un signe que bien des questions doivent encore être réglées avant que le sort de la théorie de l’aggravation d’insolvabilité ne soit tranché aux États-Unis. Cependant, et quoiqu’il en soit du flottement qu’on y observe, certaines questions se posent désormais sur son application éventuelle au Canada, soulevées par des avocats canadiens qui s’interrogent sur son utilité et la possibilité de l’intégrer au droit canadien. Certains comptes rendus évoquent son «apparition au nord de la frontière»13 en signalant que «les États-Unis sont souvent à l’avant-garde de l’adoption de nouvelles théories au nord14». «L’expérience suggérant que les développements en droit commercial américain ont tendance à être importés au nord de la frontière15», certains bulletins consacrés à la réorganisation se sont demandés si le Canada allait adopter la théorie américaine, pour conclure que, plutôt que de considérer cette théorie comme une cause d’action distincte ou comme un motif de dommages, on pouvait tout simplement se prévaloir du recours en cas d’abus.

10 Maaren A. Choksi, «Sink or Swim? A Case for Salvaging Deepening Insolvency Theory» (2007) 7 J. Bus. & Sec. L. 163 aux pp. 174 à 176. Voir aussi Taera K. Franklin, «Deepening Insolvency: What it is and Why it Should Prevail» (2006) 2 N.Y.U.J. L. & Bus. 435 (qui prétend que la théorie de l’aggravation de l’insolvabilité peut «constituer un instrument important dans l’application des règles de déontologie en favorisant les comportements responsables et le respect de l’éthique des affaires», à la p. 478); Kelly M. Hnatt, «Deepening Insolvency: An Emerging Threat?» (2008) 205:2 Journal of Accountancy 40 (qui prétend que «le concept de l’aggravation de l’insolvabilité est en train de s’imposer» et qui poursuit en donnant des conseils sur la façon de lutter contre une accusation d’aggravation d’insolvabilité).