Considérations sur l’esthétique négro-africaine francophone d’hier et d’aujourd’hui

The purpose of my paper is to demonstrate how African writers and thinkers imagine or understand “African art and literary works”. Since Leopold Sedar Senghor’s L’Esthétique négro-africaine(1956) the question of african aesthetics haunts many thinkers and writers. They tried to define, that is to say, to establish the general rules or criteria which enlighten the vision and the representation of African artistic and cultural patrimony. According to their analyses and literary and artistic appreciation the African work of “art”, that is to say, painting, sculpture, music, narrative, dance etc. always depends on “l’action de l’homme sur lui-même (son corps, sa voix, sa peau, ses cheveux…) ou sur le monde (l’argile, la pierre, le marbre, le cuivre, le bronze, l’or, le fer, etc.)[i]” Moreover, they note that the beautiful in Africa is not a matter of “harmony of proportions”, but is the concern of “the suggestive power of the work” for instance to represent, that is to say, to depict, portray, show, signify or symbolize the world and civilization. However, nowadays, the artistic creation, that is to say, artistic production is become a matter of individual artist or “creator”. The work of art depends on the individual creativity and inventiveness. On the one hand the artist – painter, sculptor, writer, etc. – is henceforth become the alpha and omega of the artistic creation, on the other hand the work of art is henceforth become too the expression of artist’s point of view on the world, his world, that is to say, of his weltanschauung.

To sum up, the stake is the style’s issue. What’s the new african style or aesthetics? How to define it in the specific context of the contemporary works or novels? Or in the wider context of globalization?

I’ll lean upon Leopold Sedar Senghor’s, E. Mveng’s, G. Ngal’s and Godefroid Bidima’s intuitions or “theory” to build my demonstration.

****

En 1956 lors du Premier Congrès des Ecrivains et Artistes noirs de Paris Léopold Sédar Senghor donnait le là à son œuvre de critique d’art négro-africain. En effet, il commettait le texte qui demeure jusqu’aujourd’hui son texte fondamental et son texte de référence sur l’art négro-africain: «L’Esthétique négro-africaine». Réflexion et pensée qu’il poursuivra sans relâche en les remaniant, en les enrichissant et en les approfondissant de manière continue au fil du temps. Cette pensée en mouvement permanent, cette réflexion en construction constante tend vers la constitution d’une esthétique totale – entendue ici au sens didactique du terme qui veut dire englobant ou comprenant tous les éléments d’un ensemble donné – qui définisse à la fois l’art négro-africain, l’objet ou l’œuvre d’art, ses/leur fondement(s) «épistémologique(s)» et leur dimension éthique, la place et le statut de l’artiste - créateur. En effet, L. S. Senghor revient souvent sur la même question notamment celle de l’esthétique négro-africaine sous des formes variées. Ainsi sur cette question il y a le texte fondamental et fondateur de 1956: «L’Esthétique négro-africaine» publié d’abord dans la revue Diogène, puis repris dans Liberté I. Négritude et Humanisme en 1964 et enfin réinscrit dans «De la Négritude» dans Liberté 5. Le Dialogue des cultures[ii]. C’est que pour L. S. Senghor aucun problème n’est une bonne fois pour toutes résolu en l’occurrence le problème esthétique ou artistique négro-africain. Question envisagée par rapport à l’art grec ou européen d’une part et par rapport à l’ontologie et à la métaphysique négro-africaines d’autre part. Car, l’art négro-africain participe de la totalité du réel qui implique au moins l’ontologie, la métaphysique, l’éthique, l’esthétique et l’anthropologie[iii]. Par ailleurs, L. S. Senghor ne se contente pas seulement de cette confrontation des esthétiques ou des visions de l’art d’Afrique et d’Occident, il vise toujours le point de convergence ou si l’on veut le lieu géométrique à partir duquel la rencontre est possible entre l’Afrique et l’Occident et par-delà, à partir duquel la Civilisation de l’Universel est possible.

On le sait: pour L. S. Senghor la constitution de la Civilisation de l’Universel n’est pas l’addition des singularités culturelles, ni la somme des particularités civilisationnelles, mais la rencontre et la symbiose de ce que ces différentes civilisations et cultures ont en commun c’est-à-dire l’humanisme. La fondation de cet humanisme repose sur le principe du dialogue et de la réciprocité. Entre autres éléments constitutifs de l’Humanisme universel: l’Art, particulièrement la poésie. La réflexion théorique, la réflexion esthétique participe chez L. S. Senghor de ce souci d’aménagement d’un autre lieu de convergence entre les civilisations et les cultures. La Civilisation de l’Universel, ce sont ces différents apports culturels et contributions civilisationnelles de tous les peuples de la terre au rendez-vous du donner et du recevoir dont parle A. Césaire. Qu’il suffise de mentionner ici cette réflexion senghorienne à propos de Marc Chagall:

«Tout art est poïèsis. Et dans la Grèce antique, comme nous l’avons dit, le mot signifie «création». Je dis re – création de l’être, de l’essence invisible, inaudible et impalpable par les moyens du langage, d’un système de signes qui peuvent être aussi bien visuels, partant graphiques que phoniques. J’ai souvent défini la poésie comme un ensemble d’images analogiques, mais rythmées. La définition s’applique à Chagall jusque – j’allais dire surtout – dans ses affiches. Parce que message bref, l’affiche se prêtait tout particulièrement à être, sinon une image, un ensemble d’images – symboles: le moins d’images possibles pour exprimer une réalité essentielle: sociale, culturelle, morale, religieuse[iv]. »

On voit nettement les connexions théoriques et analytiques que Senghor établit entre la poésie et l’art de l’affiche chagallien à travers certaines notions chères au critique d’art négro-africain. Notions qui renvoient tacitement aux critères de la poésie et de l’art négro-africains selon L. Sédar Senghor. En tout cas, la conception de la poésie et de l’art de L. Sédar Senghor transcende à la fois le cas négro-africain et le cas chagallien. Le recours au modèle grec – à la référence grecque plus exactement – n’est pas innocente, ni anodine. En réalité, c’est à dessein qu’il évoque la matrice si pas de la pensée à tout le moins de la poésie occidentale pour la dépasser et tirer une inférence forte qui lui permet d’inscrire l’art chagallien dans la continuité de l’art négro-africain. On est entre le particulier/l’individuel, le local et l’Universel. C’est l’intrication de ces trois niveaux qui donne sens à l’esthétique du point de vue de L. Sédar Senghor.

Donc, la Négritude, marotte de l’auteur par excellence. Donc, l’esthétique négro-africaine. Quels en sont les principes de base d’après L. S. Senghor? Il discrimine sept traits principaux de l’art négro-africain: 1. l’art négro-africain tout comme le travail est considéré comme «l’activité générique de l’homme». En tant que création esthétique, l’art négro-africain est indissociable du travail humain: il est pratique dans le sens où il participe à l’accomplissement de l’œuvre et à sa transformation en chef-d’œuvre; 2. la fonctionnalité et l’utilité de l’art négro-africain. En effet, L. S. Senghor avec pertinence:«Il n’est pas question de l’«art pour l’art», poursuivant une fin indépendante; il s’agit d’un art engagé dans la vie de tous les jours: d’un art utilitaire, … pas anti-esthétique, tout au contraire.[v] » En d’autres termes, l’art négro-africain n’est pas un agrément ni un passe-temps, encore moins une ornementation. C’est pourquoi, il parle de paradoxe de l’art nègre. Celui-ci «n’est réellement esthétique qu’à la mesure de son utilité: de son caractère fonctionnel[vi].» Autrement dit, la beauté de l’œuvre ou de l’objet d’art négro-africain n’est telle qu’en fonction de son efficace, de son utilité et de sa fonctionnalité sociales, vitales ou magiques et religieuses; 3. l’aspect collectif de l’art négro-africain. Celui-ci «n’est pas seulement l’affaire de quelques professionnels, mais l’affaire de tous parce que fait par et pour tous[vii].» On reviendra sur la place de l’artiste - créateur et de son statut un peu plus tard. Notons cependant ici la dépendance du l’artiste - créateur vis-à-vis de sa communauté, de sa collectivité. Il ne jouit pas d’une véritable autonomie en tant que producteur ou professionnel de l’art, ni de liberté de création en tant que telle dans un système où la création est collective. Son autonomisation n’interviendra que plus tard.

Ce qui nous amène à 4. le caractère interdépendant de la création artistique négro-africaine. En effet, les différentes formes artistiques nègres sont corrélées. Et cet entrelacement inter-artistique est au fondement de l’efficacité de l’art négro-africain en tant que tel. Ainsi, on ne peut considérer la sculpture sans la danse et le chant, tout comme le travail sans le chant et la dansepar exemple :«Car, les chants, voire les dances(sic) rythment le travail en l’accompagnant: ils aident à l’accomplissement de l’œuvre de l’Homme[viii]. » En d’autres termes, derrière l’idée de l’interdépendance et de l’intrication des différentes formes d’art se terre une intuition forte: l’art en Afrique noire est dans la vie et la vie est dans l’art. Plutôt: l’art, c’est l’expression quasi religieuse de la vie, de sa vitalité, de ses énergies tout comme de ses mystères. L’art négro-africain épouse la complexité et la diversité de la réalité; 5. le schématisme et le stylisme de l’art nègre par l’image et par le rythme. Selon L. S. Senghor: «L’art nègre donc, à l’opposé de l’art grec, schématise, résume, en un mot stylise. Par l’image, surtout par le rythme[ix].» L’image dont il est question ici, c’est l’image-symbole, «l’image-analogie» enracinée dans le concret et porteuse d’émotion. L’image articule «la surréalité» et la réalité. En réalité, l’image-signifiant suggérée par le mot n’est pas le tout de la réalité. Ce qui intéresse le Négro-Africain, d’après Senghor, c’est l’au-delà de l’image signifiant, c’est la vision, la sensation du signifié. Par quoi se dit le paradoxe de l’image: sous la réalité il y a la surréalité. En vérité, derrière la surréalité gît la sous-réalité de l’objet-signe. Grâce à «la raison intuitive, la raison-étreinte du Nègre[x]», celui-ci accède à la profondeur du signe et en saisit le sens[xi]. En fait, l’art négro-africain opère entre le visible et l’invisible. Et la raison intuitive permet au Négro-Africain d’atteindre le profond du signe c’est-à-dire le sens caché ou invisible de l’objet–signe ou «symbole d’une sous-réalité» constitutive de «la véritable signification du signe qui nous est, d’abord, livré[xii].»

Ainsi, «le sous-réalisme négro-africain» impliqué dans ce paradoxe peut se décrypter en termes de mystique, de métaphysique, de vitalisme symbolique ou de symbolisme vitaliste. Il repose sur le principe de l’existence d’une réalité sous-jacente derrière la réalité et dont la perception passe par la saisie du sens du signifié. A vrai dire, ce qu’il faut entendre ici sans entrer dans les détails de l’ontologie ou de la métaphysique de l’image-analogie dans l’art négro-africain, c’est le fait que l’image est le premier soubassement de la poésie et de la suggestivité – de l’expressivité – de l’œuvre d’art négro-africaine. A côté, il y a l’élément primordial: le rythme par quoi l’image trouve toute sa puissance d’évocation, de suggestion et d’émotion. Comme le remarque fort à propos L.S. Senghor:«Véritablement, c’est le rythme qui exprime la force vitale: l’énergie créatrice[xiii].» Le rythme est l’âme de l’image. Il lui donne toute sa vitalité sans laquelle elle est insignifiante et inefficace. Le rythme donc comme moteur de l’image[xiv]. Mais il n’est pas que cela, «le rythme nègre». Ecoutons L. S. Senghor une fois de plus:««le rythme est l’architecture de l’être, le dynamisme interne qui lui donne forme, le système d’ondes qu’il émet à l’adresse des autres […]. Il s’exprime par les moyens les plus matériels: lignes, surfaces, couleurs, volumes en architecture, sculpture et peinture; accents en poésie et musique; mouvements dans la danse. Mais, ce faisant, il ordonne tout ce concret vers la lumière de l’esprit»[xv]. » On le constate: le rythme est cela qui entrelace les différentes formes de l’art négro-africain. Il est au cœur de tout. Sa valeur ontologique est indéniable: le rythme est le principe organisateur de toutes ces formes artistiques. Et notamment de la poésie négro-africaine. Outre le rythme et l’image symbolique ou l’«image analogique» du surréalisme il y a la mélodie[xvi] qui donne toute sa puissance à la poésie négro-africaine.

Qu’est-ce donc finalement que le rythme nègredont L. S. Senghor fait la marque de la Négritude? C’est l’ensemble «des procédés divers, combinant le parallélisme et l’asymétrie, l’accentuation et l’atonalité, les temps forts et les temps faibles, introduisant la variété, voire la rupture dans la répétition[xvii]».

6. L’art nègre est explicatif, non descriptif. Il participe du vitalisme symbolique qui anime l’ontologie négro-africaine[xviii]. En d’autres termes, l’art négro-africain expose, montre et condense dans l’œuvre/objet d’art à la fois les mystères et les énergies du monde en tant que tel. Il est concret et donc vise à la clarté des différents liens qui corrèlent l’ontologique, le métaphysique, l’esthétique, l’éthique et l’anthropologique dans l’objet ou l’œuvre d’art; il vise à la compréhension de la complexité du réel telle qu’elle est saisie et enfouie dans l’objet ou l’œuvre d’art. L.S. Senghor peut affirmer alors:«l’art nègre tourne le dos au réel. Plus exactement, il le pénètre de son intuition, comme de rayons invisibles, pour, par-delà les apparences, éphémères, exprimer sa sous- ou sur- réalité: en tout cas, sa vie, palpitante et permanente[xix]. » C’est que pour le créateur ce qui compte, c’est de saisir le monde dans le tout de son œuvre(d’art), d’enfouir symboliquement la totalité du monde dans le tout de son œuvre et d’expliquer ainsi le tout symbolique du monde dans cette totalité artistique achevée; 7. enfin, l’engagement de l’art négro-africain. Ce dernier témoigne de la complexité et la diversité de l’existence. Il l’accomplit dans ses différentes formes, ce faisant, il participe à l’épanouissement de l’homme dans sa vie quotidienne. Son actualité, sa contemporanéité tient à cela même: à son inscription hic et nunc dans la permanence de la vie, de la réalité vécue, de l’existence quotidienne, dans l’accompagnement de l’homme dans ses tâches quotidiennes, dans le fait de porter c’est-à-dire de véhiculer et d’exprimer les aspirations de la communauté, de la collectivité. Qui dit engagement de l’art nègre, dit engagement de l’œuvre d’art et de l’artiste négro-africains. L. S. Senghor note:«Parce qu’elle est engagée, l’œuvre d’art est toujours d’actualité, encore qu’elle ne donne jamais dans l’anecdote[xx]. » Comment se matérialise alors ce lien entre l’engagement et l’actualité de l’art négro-africain? On pourrait dire par la représentation dynamique de la vie à travers les mystères et les forces saisis par l’artiste, ce faisant par l’objet artistique en tant que tel.