JE TRADUIS DONC JE SUIS:

L’IMPOSSIBLE ENTRE-DEUX
DES FICTIONS CRÉOLITAIRES

Morwena DENIS

PhD

2011

JE TRADUIS DONC JE SUIS:

L’IMPOSSIBLE ENTRE-DEUX
DES FICTIONS CRÉOLITAIRES

Morwena DENIS

LèsL, MèsL, MPhil.

Thesis submitted for the Award of the Degree of Doctor of Philosophy

Supervisor: Professor Michael CRONIN

S.A.L.I.S, Dublin City University

September 2011

I hereby certify that this material, which I now submit for assessment on the programme of study leading to the award of PhD is entirely my own work, that I have exercised reasonable care to ensure that the work is original, and does not to the best of my knowledge breach any law copyright, and has not been taken from the work of others save and to the extent that such work has been cited and acknowledged within the text of my work.

Signed: Morwena Denis

ID Nº: 55 15 69 24

Date: 20/09/2011

ABSTRACT

Je traduis, donc je suis: l’impossible entre-deux des fictions créolitaires

The present thesis deals with the translation challenges posed by the prose writing of two French postcolonial Caribbean writers whose claim to a different identity is embedded within the coloniser’s language. Patrick Chamoiseau and Raphaël Confiant ‘translate’ their Creole selves into their French narrative prose in order to articulate the paradox of being both the Same and Other. Their ‘in-between’ position presents challenges for the reader, who confronts a language at once familiar and yet different, and the translator whose ‘task’ is to arrive at a solution which conveys in the target language the ideological narrative stance taken by the authors.

The thesis addresses the question of translation from different perspectives, seeking first to show how the authors through their theoretical writings respond to being ‘translated men’; next the concept and the potential of the ‘in-between’ is explored to illustrate how a ‘diglossic’ situation is used to inform their narrative prose and construct identity, and last comes the ‘critique’ itself. The theoretical perspectives of Antoine Berman help to examine the translation into English of two French Caribbean novels while an analysis of a translation from English into French by Raphaël Confiant offers an opportunity to discuss whether his ideological stance on writing has permeated his translation of an Anglophone Caribbean novel.

The thesis provides an innovative approach of the dilemmas faced by the translators of postcolonial literature.

TABLE DES MATIÈRES

Introduction 1

1. Écrire pour traduire: l’écrivain ethnographe 5

A.  La créolité: positions

B.  Traduire et trahir

2. Les mots des autres 43

A.  Les espaces de la langue

B.  Identités narratives

3. Traduire l’entre-deux 82

A.  Approches traductives

B.  Misère et splendeur de la traduction

4. Texaco, critique de la traduction 120

A.  Texte et hors texte

B. Texaco: l’œuvre traduite

5. Le métier à métisser: l’écrivain auteur et traducteur 176

A.  Eau de Café: une écriture en liberté

B. Voices from a Drum: écriture traductive à deux voix

Conclusion 228

Appendices 234

Bibliographie

INTRODUCTION

« La littérature antillaise n’existe pas encore. Nous sommes encore dans un état de prélittérature: celui d’une production écrite sans audience chez elle, méconnaissant l’interaction auteurs/lecteurs où s’élabore une littérature» proclament à la suite de Glissant, les co-signataires de l’Éloge de la créolité (1993:14). Ce manifeste, co-signé Bernabé, Chamoiseau et Confiant, dénonce les avatars d’une domination coloniale longue de trois siècles aux Caraïbes et prolonge la réflexion identitaire du grand cri de la négritude lancé par Césaire à la fin des années trente, puis repris et amplifié par Glissant sous le concept d’antillanité dans le courant des années soixante. Le mouvement de la créolité s’inscrit ainsi dans la logique d’une remise en question des perspectives historiques, sociales et culturelles qui fondent l’identité antillaise et, partant, propose une esthétique idéologico-littéraire dont les enjeux problématisent “la convergence des réenracinements” qui, selon Chamoiseau, forment et soudent entre-eux “cet unique peuple”:

Ces peuples précipités dans la coupelle des Caraïbes, frappés des histoires de leurs origines, sous l’ébullition des attentats esclavagistes et coloniaux, catalysés par cette lévitigation généralisée de leurs cultures traditionnelles, ne connurent pas de synthèse mais une sorte d’incertaine mosaïque, toujours conflictuelle, toujours chaotique, toujours évolutive et organisant elle-même ses équilibres dans ses créolités. (1997: 222).

L’ambition littéraire des écrivains qui se réclament de la créolité sera de ‘débrouiller’ ce “formidable migan” et de postuler un nouveau mode de relation au monde, en articulant à travers leurs textes « les stigmates de cet univers et les témoignages de sa négation» comme ils l’expliquent dans l’Éloge de la créolité (1993: 26). Il s’agit pour eux de repenser l’histoire en postulant le rôle de la mé-moire et de l’espace dans la définition de soi ainsi que la fonction de la langue et du genre romanesque lui-même afin de révéler l’impact du processus d’acculturation œuvrant dans la société antillaise:« savoir ce qui s’est passé est la question qu’on ne peut se dispenser de poser», lit-on dans le Discours antillais de Glissant qui estime que:« l’important n’est pas dans la réponse mais dans le ques-tionnement» (1981:15). C’est dans cette optique d’une littérature à fonder autour d’une réévaluation de l’identité et de l’imaginaire antillais qu’il faut interpréter la position des auteurs de l’Éloge qui stipulent que leurs œuvres constituent un stade de “prélittérature”, comme l’explique encore Confiant:

Depuis Césaire, c’est-à-dire depuis le début du XXè siècle, tous les écrivains antillais se sont engagés au niveau de l’identité. La Négritude était une revendication au niveau de l’identité noire, l’Antillanité d’Edouard Glissant revendique l’existence de la Martinique dans un espace antillais. […] Historiquement, nous sommes obligés de nous intéresser à l’identité, à l’histoire, à l’ethnologie, à la langue. Voilà pourquoi nous dis-ons que la littérature antillaise au sens strict du terme n’est pas encore née. Elle naîtra le jour où l’écrivain n’aura plus aucune obligation. (2005: 59)

Ces propos intiment que c’est uniquement lorsque la production littéraire antillaise sera à même de se défaire de sa “veine identitaire” pour projeter son seul imaginaire sur le monde, qu’elle gagnera une résonance et, partant, fera “ir-ruption dans la modernité” en termes d’une “littérature”. En ce sens, on pourrait arguer que les œuvres des tenants de la créolité ne constitueraient qu’un passage forcé, qu’une “exploration existentielle”, vers “cette république des lettres à la française” et ce “lecteur virtuel mondial amoureux de la littérature”, comme l’explique toujours Confiant (2005: 63). Constitutive de cette entreprise, est la langue de l’écrivain, “sa vraie patrie”, ou plus particulièrement l’usage qu’il fait des langues propres au contexte antillais, pour arriver à “amplifier l’audience d’une connaissance littéraire de nous-mêmes”, comme le propose l’Éloge (48). Ainsi, le français fortement créolisé de Chamoiseau et de Confiant, deux des auteurs de notre corpus, “ce langage-choc, ce langage anti-dote,” s’inscrit en rupture avec la langue conventionnelle de l’écriture et deviendra une arme mise au service de l’expression “d’une extrême particularité”, comme l’illustre Bernabé:« Tout est dans le travail de greffe des imaginaires multiples dont la langue est à la fois le creuset et le véhicule. L’écriture de Chamoiseau et de Confiant, héritiers en celà d’Edouard Glissant, s’efforce d’articuler les imaginaires langagiers du français et du créole» (1998: 67). Mais la question de la langue se complexifie d’autant qu’elle se double d’une dichotomie oral/écrit, dynamique esthétique incontournable de la revendication identitaire aux yeux des co-signataires de l’Éloge, pour qui il s’agit d’abolir la distance entre le dit et l’écrit:« l’oralité est notre intelligence, elle est notre lecture du monde, le tâton-nement, aveugle encore, de notre complexité.» (1993:33). Les textes que nous abordons ici, écrits à la “frontière des langues”, sont le site d’une nouvelle esthétique littéraire, puisqu’ils refusent la hiérarchie des langues et des cultures et affirment l’Autre ‘autrement’. C’est à la représentation des visées et enjeux identitaires de cette écriture engagée et aux problèmes qu’elle pose au niveau de la traduction que s’attache la présente thèse.

“Je traduis donc je suis: l’impossible entre-deux des fictions créolitaires” peut être interprété sous deux angles: le premier a trait au positionnement de l’écrivain antillais qui en investissant de sa subjectivité créole la langue de ses romans pour ‘traduire’ l'identité “multiple et diffractée” du sujet postcolonial, produit une écriture traductive et partant, se pose en traducteur masqué, où “traducteur inavoué” selon les mots de Confiant. Le deuxième angle envisagé, et le corollaire du premier, est celui de la traduction elle-même, à savoir, la repré-sentation de l’hybridité de ces textes dans une langue d’accueil. Car s’il est vrai, comme le fait remarquer Sherry Simon, que de façon paradoxale, un texte “en se faisant traduire, doit rester le même tout en devenant autre”, on est en droit de se demander, attendu la nature et la fonction de “l’étranger” inhérent à ces textes, si l’écriture de “l’entre-deux” ne constitue pas un impossible défi pour le traduc-teur, remettant en jeu les buts, les attentes et les conventions qui régissent le passage d’un texte d’une langue à une autre.

La thèse comprend cinq chapitres: les deux premiers, “Écrire pour traduire” et “ Les mots des autres” cherchent à établir, d’une part, l’héritage linguistique colonial en termes de l’aporie du Même et de l’Autre et d’autre part, la manière dont l’esthétique identitaire de la créolité, fondée sur “l’irréductibilité” de l’autre dans la langue, débusque et complexifie les approches traditionnelles de la tra-duction. Le chapitre 3, “Traduire l’entre-deux”, passe en revue différentes approches traductives avant d’esquisser et d’adopter l’appareil critique proposé par Antoine Berman pour évaluer les traductions anglaises de Texaco de Patrick Chamoiseau (prix Goncourt 1992) et Eau de Café de Raphaël Confiant (prix Novembre 1991), qui forment les chapitres 4 et 5 respectivement. Les préceptes que Berman expose dans son dernier ouvrage Pour une critique des traductions: John Donne (1995) dont le principe opérant fait reposer la critique en termes d'éthique et de poétique sur une sélection de traits et de passages stylistiques pertinents, de “zones significatives où l’œuvre atteint sa propre visée et son propre centre de gravité» (70), a largement été repris dans la thèse. Le chapitre 4 est tout entier consacré à Texaco, le roman de Chamoiseau, et s’attache à souligner les enjeux traductifs liés à une revendication identitaire basée sur la reconstruction mémorielle de la société plantationnaire des Petites Antilles. Le chapitre 5, consacré à Raphaël Confiant, est de nature comparative attendu qu’en plus d’être écrivain créolophone et francophone, Confiant est également angliciste et traducteur. Il m’a donc paru intéressant de comparer son écriture narrative à son écriture traductive, afin de voir si cette dernière portait elle aussi le sceau de ses postulations esthétiques, parfois intransigeantes et souvent polé-miques. Le roman de l’écrivain Saint-Lucien Earl G. Long, Voices from a drum (2001), traduit conjointement avec Carine Gendrey, permet de plus d’envisager l’acte traductif à deux voix comme processus de création/re-création ou double “mise en relation” de la langue, selon les mots de Glissant:

Comme toute créolisation, la traduction met en parallèle et en symbiose deux réalités le plus souvent hétérogènes: la langue du texte originel et la langue du texte final. Ce résultat est un langage de relation, et comme dans toute créolisation, une résultante imprévisible qui ajoute à l’une et l’autre langue. (1995: 27)

Le but de cette recherche n’est pas d’ériger en théorie de la traduction les re-

marques proposées à partir d’une lecture parallèle d’une œuvre et de sa traduc-tion. Il s’agit plutôt de démontrer que l’écriture identitaire adoptée par certains écrivains postcoloniaux, dont nos deux auteurs francophones, pose au traducteur des défis qui ne sont guère insurmontables si l’on s’attache à interpréter les œuvres en termes des positions esthétiques et poétiques affichées par leurs auteurs.

CHAPITRE I. ÉCRIRE POUR TRADUIRE: L’ÉCRIVAIN ETHNOGRAPHE.

A.  LA CRÉOLITÉ: POSITIONS.

1. L’Éloge de la créolité et les lieux de la modernité.

a) Modernité et postmodernité.

L’histoire des hommes a été caractérisée de tout temps, par la rencontre de peuples, de langues et de cultures. Dans le cadre du projet qui nous occupe ici, à savoir si l’émergence d’une nouvelle esthétique et écriture créolitaire appelle une nouvelle logique de la traduction, il convient d’abord d’examiner la nature de cette ‘rencontre’ des peuples et les conséquences de ce “choc des cultures”. Dans l’archipel des Caraïbes l’affrontement dialogique entre les diverses races, traditions et langues, s’est constitué à partir d’une entreprise coloniale et de sa forme la plus extrême, à savoir une déterritorialisation de peuples et leur insertion dans l’espace coercif d’un système plantationnaire, comme le dit Chamoiseau:

L’habitation avait développé l’inattendu. Cet outil de conquête et de défri-chement, cette machine à exploiter et à enrichir (qui ne s’était jamais voulu d’enracinement) avait développé un élément qu’aucun de ses protagonistes n’avait pressenti ni n’avait desiré: une culture, c’est-à-dire une réponse globale à la situation, c’est à dire des visions du monde, des philosophies de l’existence, des us et des coutumes tout cela avec une langue commune à tous: la langue créole. (1999: 49)

Issus de la pratique coloniale, cette ‘nouvelle’ culture et son apport linguistique fondent l’approche fictionnelle des tenants de la “créolité” et des écrivains au centre de cette thèse. Ce néologisme, basé sur le mot créole, malgré la variété d’interprétations qu’on a pu en donner (Perret, 2000:101-111), a le mérite, selon le linguiste Jean Bernabé, de mettre « l’accent sur l’un de [ses] mécanismes essentiels: le processus d’autochtonisation au sens propre du terme» (1992/93: 25). Ces diverses cultures, une fois « déportées sur un même sol », ont dû, selon Bonniol, s’adapter à leur nouveau cadre pour survivre en « se nourrissant de frag-ments importés, ajustant entre elles des pièces disparates et les réorganisant en leur donnant un autre sens.» (2001: 17), ou encore comme l’affirme Ralph Ludwig:

Sur les plans anthropologique et culturel, elles [ces cultures] n’arrêtent pas de se croiser, s’interpénétrer, s’interféconder, de se contrarier avant de s’aventurer avec une sensuelle et baroque exubérance dans le processus de créolisation qui les métisse. (1992/93: 161)

La culture antillaise est donc indissociable du cadre socio-historique qui la fonde et l’écriture contemporaine qui construit sa problématique autour de cette réalité anthropologique, est à son image: une écriture hybride, métissée, et pour certains une nouvelle forme d’exotisme. Pour d’autres, dont les auteurs de notre corpus, elle illustre une remise en question de la notion d’identité et peut avoir des résonances dans un monde en déconstruction. Dans l’ouvrage qu’il consacre à la pensée métisse Serge Gruzinski note que: « le brassage des êtres et des imaginaires est appelé métissage, sans qu’on sache exactement ce que recouvre ce terme et sans qu’on s’interroge sur les dynamiques qu’il désigne.» (1999:37). Terme dont il faut néanmoins se méfier « comme de la peste» ajoute-t-il, de même que celui d’hybridité, car liés à la transgression d’un interdit raciologique et dont les con-cepts fondateurs c’est-à-dire l’hétérogène, le multiple, l’imprévisible, l’aléatoire, permettraient de:« s’émanciper d’une modernité condamnée parce qu’elle est occi-dentale et unidimensionnelle.» (1999:35). Dans cette perspective, les nouveaux cadres conceptuels, tels que ceux de la “ Relation” proposée par Glissant (Poétique de la Relation) et de la “créolité” élaborée par Bernabé et ses co-auteurs (Eloge de la créolité) peuvent préfigurer la configuration ‘post-moderne’ des sociétés contemporaines, attendu les multiples confrontations engendrées par l’histoire dans les sociétés créoles, comme l’explique Chamoiseau: